Avec leurs drôles de lunettes et les étranges mouvements de leurs doigts dans les airs, les ingénieurs de Renault Trucks ont suscité la curiosité lors du récent Solutrans, salon international des solutions de transport routier et urbain. En effet, ils y présentaient un nouveau système de contrôle qualité, qui va être bientôt testé dans l’usine de Vénissieux (Rhône). Son principe : l’opérateur navigue dans une réalité dite « mixte ». Outre le moteur du poids lourd, les lunettes lui indiquent les points précis à inspecter et dont il lui faut, ensuite, valider le contrôle.
Lunettes ou casques de réalité virtuelle ou augmentée, robots, cobots – robots collaboratifs -, outils connectés, fabrication additive, contrôle fin des données de production (temps de cycle, vibrations, températures, etc.)… L’industrie 4.0 chamboule les méthodes industrielles. Et, avec elles, le travail. « Révolution humaine ? », tel est du reste le titre du livre blanc, à paraître fin mars, édité par l’Alliance industrie du futur (AIF). « L’usine numérique impacte le travail à tous les échelons », précise Laurent Carraro, rapporteur de l’AIF sur le sujet. Des dirigeants qui doivent accepter de bouleverser l’organisation de leur production, jusqu’aux opérateurs, confrontés à de nouveaux outils, sans oublier l’encadrement.
La géolocalisation pour vérifier dans quel trou placer la vis
Chez Air Liquide, où la vingtaine d’usines françaises de production sera bientôt entièrement pilotée à distance, « le directeur de site voit son rôle évoluer significativement », remarque Louis-François Richard, le directeur général de France Industrie. S’il reste l’œil avisé, sur le terrain, du centre d’optimisation et d’opération à distance, situé à Lyon, le patron d’unité devient avant tout un coach pour ses équipes.
La révolution frappe aussi de plein fouet les opérateurs.
« Chez l’équipementier automobile Bosch, ceux-ci travaillent sur des postes qui leur indiquent, par exemple, dans quel trou placer la vis, vérifient par la géolocalisation de la visseuse qu’ils ne se sont pas trompés et adaptent automatiquement le couple de celle-ci », explique Vincent Charlet, délégué général de La Fabrique de l’industrie.
En contrepartie, les collaborateurs assemblent une variété bien plus grande de produits, dont ils n’auraient jamais pu espérer mémoriser toutes les variantes. Les techniciens de maintenance appartiennent également aux professions les plus touchées. Au lieu d’intervenir en curatif ou en appliquant des routines préventives, ils analysent désormais des données transmises par des capteurs et digérées par des algorithmes. Ils peuvent ainsi mieux prévoir une usure et intervenir en amont.
« Des changements de ce type, nous en avons certes déjà connu dans le passé, reconnaît Arnaud Chouteau, directeur emploi formation au Leem, le syndicat professionnel des entreprises du médicament, et coprésident de la section thématique emploi et compétences au Conseil national de l’industrie. Mais, aujourd’hui, le déferlement des nouvelles technologies est si rapide et si général que le terme de « révolution » n’est pas galvaudé. »
Dans ces conditions, être capable de déployer à grande échelle des systèmes de formation efficaces devient un enjeu de compétitivité. Mais la tâche n’est guère aisée. Parmi les questions à trancher, « faut-il former les collaborateurs à des compétences transversales ou renforcer leurs compétences métier ? », interroge Vincent Charlet. Les premiers améliorent l’employabilité à moyen terme, mais, à court terme, ce sont bien des personnes capables de monter en expertise spécifique dont les entreprises ont besoin. Y compris à l’ère de l’industrie 4.0.
Accompagner le changement
Deuxième défi : comment accompagner le changement ?
« Le défi est rarement l’apprentissage ni l’utilisation de la technologie qui, en général, suscite une forte appétence, estime Thierry Baril, directeur général des ressources humaines d’Airbus. La difficulté est qu’elle s’accompagne souvent de nouvelles façons de travailler. »
Des à-côtés tout aussi cruciaux pour la réussite des opérations. « Nous devons beaucoup travailler sur l’accueil du changement », confirme Brigitte Peltier, vice-présidente de Global Supply Chain Academy chez Schneider Electric. Dans son usine du Vaudreuil (Eure), le fabricant a ainsi nommé un responsable de l’accompagnement au changement. Pour s’assurer d’une meilleure acceptation des technologies, le groupe a aussi impliqué le personnel dans la façon concrète de les déployer. Même démarche chez Air Liquide. « Les opérateurs de nos sites industriels ont participé à la conception des applications sur tablette qu’ils utilisent désormais », note Louis-François Richard.
Pour sa part, Thierry Baril distingue un troisième challenge : réussir à concevoir des outils utilisables par tous les employés – quels que soient leur génération et leurs degrés de compétences et de qualifications et qui répondent également aux attentes des digital natives. Lesquels devraient représenter, dans dix ans, environ 70% de l’effectif d’Airbus.
À outils 4.0, formations numériques
Le groupe aéronautique en a tiré une conséquence drastique. « Plus de la moitié de nos 2 millions d’heures de formation annuelles sont dorénavant dispensées par des moyens digitaux », révèle Thierry Baril.
E-learning, tutoriels vidéo, tablettes interactives, médias enrichis, réalité virtuelle, constituent quelques-unes des 6 900 solutions digitales de sa bibliothèque de formations! « Bien sûr, nous continuons à rassembler les stagiaires dans des salles pour favoriser le partage d’informations, mais souvent cette partie physique intervient en complément du numérique », poursuit le DRH. À outils 4.0, formations numériques, la méthode est partagée par Schneider Electric. « Mais dans les ateliers, tous les opérateurs n’avaient pas accès au réseau de l’entreprise, nous sommes donc en train de les équiper », témoigne Brigitte Peltier.
« Dans notre secteur, où toute erreur de manipulation en milieu aseptique est à proscrire, le numérique est particulièrement précieux car les opérateurs peuvent s’entraîner en réalité augmentée à des gestes nouveaux », corrobore Arnaud Chouteau.
Air Liquide a aussi abondamment usé des nouvelles technologies pour former ses personnels à deux métiers totalement nouveaux : les pilotes en temps réel qui supervisent, à distance, la production des sites, et les analystes qui définissent les plans de production à partir de l’étude fine de toutes les données. « Ils ont également fait un grand usage de l’apprentissage par communautés », relève Louis-François Richard.
—
Le projet Connect d’Air Liquide vise à piloter à distance, à partir de Lyon, la vingtaine de sites de production de l’industriel, grâce à des remontées d’information venant directement des lignes de fabrication.
L’auto-apprentissage
Avec le numérique, la formation entre pairs connaît en effet une nouvelle vie. Chez Airbus, les salariés peuvent se filmer en train de réaliser une tâche. Cette très courte vidéo est ensuite mise à disposition de leurs collègues. « Nos équipes ont déjà créé 120 tutoriels pour expliquer comment fonctionne leur usine », explique de son côté Louis-François Richard.
« L’ouvrier devient producteur de solutions », résume Laurent Carraro.
Thierry Baril renchérit : « Le salarié devient aussi acteur de sa propre formation ». Il la consomme quand il le souhaite, en fonction du problème du moment. Le métier du DRH consiste donc à soutenir « cette capacité à auto-apprendre », comme l’indique Philippe Cortale, directeur du comité métiers et compétences de la plateforme Filière automobile et mobilités (PFA). Et, pour ce faire, à mettre à la disposition de chacun des outils variés et des modules pédagogiques courts. « Il y a quatre ans, nous avions des programmes d’elearning d’une heure. Désormais, nous les fractionnons », assure Brigitte Peltier.
En effet, « on se forme aujourd’hui presque sans quitter son poste de travail », constate Philippe Cortale. Chausser pendant quelques minutes des lunettes connectées pour apprendre un nouveau geste, se plonger un instant dans un univers de réalité virtuelle pour se familiariser avec de nouveaux outils, regarder un tutoriel vidéo, sont autant d’outils permanents d’apprentissage.
Des usines-écoles en émergence
Très répandues en Allemagne, les usines-écoles commencent à émerger dans l’Hexagone. Ces plateformes consacrées au « Learning by Doing » sont cofinancées par des industriels, des institutions de formation et les pouvoirs publics. Comme DynEO en Paca (lean management), Bio3 Institute à Tours (bioproduction) ou Ease à Strasbourg (production de produits de santé en salles blanches).
« Dans la même logique, sans doute serait-il bon d’organiser des animations dans les usines-vitrines labellisées par l’Alliance industrie du futur, estime Alain Cadix, membre de l’Académie des technologies, délégué aux compétences clés et à la formation.
« Développer des formations au plus près du terrain est important, car les constantes de temps sont différentes entre le système centralisé de la formation professionnelle, notamment initiale, et l’industrie. Il faut plusieurs années pour revisiter des cursus ! »